Société royale du Canada – Groupe d’experts sur l’état et l’avenir des bibliothèques et des centres d’archives du Canada 17 janvier 2014 Chers membres de la Société royale du Canada, Je suis chargée de la recherche et du développement pour les projets de nouvelles bibliothèques qui sont construites à la Ville de Montréal. Les bibliothèques publiques au Québec connaissent, après une naissance douloureuse et plusieurs décennies de sous-développement, un véritable âge d’or! La tâche est considérable, mais elle est absolument passionnante. En dépit du peu de temps dont je dispose, je souhaitais vous écrire et partager avec vous quelques idées. Pour ce faire, j’ai repris un texte et d’autres extraits de réflexions que j’ai publiés sur mon blogue (http://bibliomancienne.wordpress.com/) et qui, ai-je cru, étaient susceptibles de vous intéresser dans le contexte actuel. J’espère que vous serez attentifs à cette défense de la bibliothèque émergente. Quand j’ai étudié la bibliothéconomie, j’ai appris ma profession, comme tous les bibliothécaires de ma génération à l’aide de l’ouvrage Introduction to Public Librarianship écrit par Kathleen de la Pena McCook. Or, entre la première et la seconde édition du manuel Introduction to Public Librarianship, un nouveau programme fondationnel s’est dessiné pour les sciences de la bibliothèque et de l’information ainsi que pour la pratique associée à celles-ci aux Etats-Unis, au Canada ainsi qu’au Québec. Ce modèle inscrit le projet de la bibliothèque publique dans le cadre de référence des droits humains et du développement des capabilités nécessaires à leur incarnation. La Déclaration universelle des droits humains (Nations-Unies, 1948) devient désormais le repère structurant de la bibliothèque publique du 21ième siècle au service d’une vie plus digne. C’est de ce changement de paradigme dont je voudrais vous entretenir, ainsi que de son impact sur le modèle de la bibliothèque conçue comme sphère publique ou tiers lieu.     Introduction aux sciences de la bibliothèque et de l’information Dans la première édition (2004) de ce manuel, qui est un classique, Introduction to Public Librarianship, Kathleen de le Pena McCook expose les quatre piliers du service en bibliothèque : la sphère publique, l’héritage culturel, l’éducation, l’information. Le pilier de la sphère publique est celui m’intéresse ici et sur lequel je voudrais me pencher. La sphère publique est un concept qui appartient à l’appareil théorique d’Habermas. Il décrit un espace de la société moderne à travers ses structures, ses fonctions, ses conditions d’émergence et de transformation. Ce domaine de médiation entre la sphère privée et de l’autorité publique permet aux individus d’échanger librement au sujet d’enjeux communs à travers le véhicule de l’opinion publique, de proposer des alternatives critiques au discours de l’État et de s’engager dans l’action politique. Il est intéressant de souligner, dans le contexte de cet examen, que la sphère publique est issue d’un ensemble de circonstances historiques uniques : l’essor du roman, celui d’une société des lecteurs, l’apparition du journalisme littéraire et politique, comme l’explique Thomas McCarthy dans l’introduction de The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society. Il aurait pu ajouter à cette énumération la naissance des bibliothèques publiques qui ont aussi contribué à l’émergence de cette nouvelle conscience critique. En m’appuyant sur les travaux de McCook (2004), j’ai déjà tenté de décrire le concept de sphère publique en relation avec les bibliothèques publiques dans une autre publication et je reprendrai certains éléments de cet exposé. Selon McCook, les bibliothèques publiques représentent une composante centrale de la sphère publique : C’est leur fonction la plus structurante en lien avec la société civile. Les bibliothécaires supportent les relations que la communauté entretient à l’égard du discours et de la réalité au quotidien. Les services qui sont le plus étroitement associés au développement de la sphère publique sont à l’enseigne de ce qu’on désigne par les «Commons». Suivant la description de McCook, les communs (Commons) répondent au besoin des citoyens de savoir ce qui se passe dans la communauté, de se rencontrer et d’interagir avec les autres, de participer aux délibérations de la société civile. Les communs prennent diverses formes tels que l’accès à l’information communautaire (Community Referral), les dossiers thématiques d’actualité (Current Topics and Titles), et autres programmes communautaires ou expositions qui permettent à une diversité de contenus locaux, d’idées et de points de vue de se croiser, de se confronter, en créant des occasions de stimuler la sociabilité et de s’engager dans un débat démocratique. Le soutien à la sphère publique Dans le dernier chapitre de son ouvrage (2004), McCook conclut en indiquant quatre tendances, qui sont en même temps des défis, auxquelles seront confrontées les bibliothèques publiques au 21ième siècle et qui sont susceptibles d’affecter la sphère publique. L’un des défis identifiés vise précisément à « soutenir la sphère publique ». Le soutien de la bibliothèque à la sphère publique consiste à assurer la disponibilité et l’accès à l’information ainsi que de la médiation que requiert le partage des communs : « The rôle of public library collection development so that librarians ensure that materials are available to meet the needs and interests of all segments of their communities continues to be an important way that the public sphere continue to be enhance. » (Budd and Wyatt, Do You Have Any Books On…" An Examination of Public Library Holdings, 2002). C’est par ce biais que la bibliothèque publique, selon McCook en 2004, participe à la création de l’opinion publique, à la construction de la communauté en favorisant les conditions d’un dialogue authentique entre les citoyens et qui soit propice à l’action politique. Une autre tendance affecte la sphère publique de manière plus tangentielle, mais non moins essentielle : Il s’agit du sentiment d’appartenance (Sense of Place). Selon l’auteure, la bibliothèque publique peut contribuer à créer un sentiment d’appartenance qui transcende les développements urbains récents qui sont impersonnels, les lieux commerciaux, etc. Ce sentiment d’appartenance aide la communauté à façonner son identité, à préserver son caractère distinctif, à créer un sens commun. Il faut encourager, ditelle, la « création d’espaces publiques qui sont de véritables places communautaires », des « tiers lieux » aptes à favoriser la sphère publique et la vitalité démocratique. Ce défi suppose des ressources appropriées de même que des lieux de rencontre, des forums, des espaces d’apprentissages collaboratifs, des agoras, des plates-formes d’échanges tant physiques que numériques. De plus en plus ce tiers lieu prend aussi la forme d’un tiers lieu de création et d’expérimentation. Bien sûr, on a toujours supposé que les gens faisaient quelque chose avec l’information qu’ils trouvaient en bibliothèque. Mais aujourd’hui, la bibliothèque veut plus explicitement que jamais contribuer à cette fabrication, et surtout à ce faire-soi-même (Do IT Yourself (DIY)) que le citoyen initie plus largement dans son projet de vie, dans la communauté, conçue comme œuvre collective, et dans la fabrique du monde. L’âge de la participation, qui caractérise les nouveaux usages associés à la culture numérique, amène une typologie de la bibliothèque conçue à la fois comme un laboratoire technologique et un lieu de codesign social où les citoyens expérimentent en interagissant entre eux ou avec les professionnels, en vue de créer des prototypes, des processus en même que des amitiés civiques. Ces laboratoires proposent typiquement des espaces et des ressources qui cohabitent avec les collections en visant à faciliter tant les pratiques amateures que les initiatives entrepreneuriales locales. Plus généralement, le prêt des outils s’inscrit dans la continuité du prêt des livres lesquels instancient une autre manière d’être un outil. Plus onéreux que les livres, et partant moins accessibles, les outils, les logiciels et les ressources associés le plus souvent à la création numérique contribuent, non seulement à l’innovation, mais d’abord au développement de la translittéracie à travers l’acquisition de diverses compétences médiatiques nécessaires pour fonctionner dans la société contemporaine. Cette vision prend la forme d’une offre de service diversifiée qui donnent aux usagers, jeunes ou adultes, la possibilité de faire des films, de créer des blogues et des récits numériques ou d’autres productions artistiques, de fabriquer de modèles 3-D, des robots, des productions musicales, textiles, etc. Mais, en dépit du vernis technologique des machines qui brille dans ces descriptifs, on assume fondamentalement que le partage, la culture ouverte, l’innovation demeurent le fuel de ces incubateurs communautaires. Par conséquent, et contre toutes attentes, il semble que la dématérialisation des documents tombe à point car des espaces sont précisément requis pour les nouvelles fonctions entourant la participation créative. Et les nouveaux contenus ? Et bien, ils émergeront, en exclusivité, de ces lieux mêmes qui serviront à les créer dans un contexte de sociabilité. Les Fab labs (une contraction pour fabrication laboratory) en bibliothèque incarne cette vision d’un tiers lieu de création. La bibliothèque des droits humains et des capabilités humaines Poursuivons maintenant en considérant la seconde édition de l’ouvrage de McCook, paru en 2011, et où celle-ci introduit une modification substantielle de sa conclusion dans le dernier chapitre. Du coup, c’est le sens même donné au rôle social des bibliothèques dans le soutien à la sphère publique qui s’en trouve repensé. C’est une nouvelle étape dans la constitution du programme social de la bibliothèque qui prend une ampleur historique : le futur des bibliothèques est désormais lié aux droits humains et au développement des capabilités humaines favorisant l’incarnation de ceux-ci. C’est une prise de position dans la philosophie actuelle des bibliothèques publiques qui a un statut fondationnel. Ce programme désigne un domaine inédit à définir pour les sciences de la bibliothèque et de l’information dans le cadre de l’éthique contemporaine. Ainsi, la Déclaration universelle des droits humains (Nations-Unies, 1948) va constituer, selon McCook, jouera un rôle structurant pour les services de bibliothèque publique au 21 ième siècle. Selon ce point de vue, les bibliothécaires américains vont façonner leurs services et adopter un vocabulaire qui intègre les valeurs et les concepts des droits humains. Et, l’approche des capacités humaines, « qui aide les gens à fonctionner dans une variété de domaines », offre le cadre de référence en vue de rendre compte du service en bibliothèque dans la perspective des droits humains – sans exclure la question de l’impact des mutations technologiques, mais plutôt en intégrant celle-ci dans les enjeux. Parmi les capabilités qui sont d’une importance significative pour les bibliothèques publiques du 21 ième siècle au service d’une vie plus digne, McCook retient les conditions du « développement et [de] l’expression des sens, de l’imagination et de la pensée» telles que caractérisées par Martha Nussbaum ("Human Rights and Human Capabilities", Harvard Human Rights Journal, 2007: 23, ma traduction) : Être capable d’utiliser ses sens, d’imaginer, de penser et de raisonner – de faire ces choses d’une manière « vraiment humaine » , d’une façon éclairée et cultivée par une éducation adéquate, y compris, mais en aucun cas limité à l’alphabétisation ou la formation mathématique et scientifique de base. Être capable d’utiliser l’imagination et la pensée dans le cadre de l’expérience et de produire des œuvres et des événements de son propre choix, religieux, littéraire, musicale, etc. Être capable d’utiliser sa pensée et son esprit en étant protégé par des garanties à propos de la liberté d’expression que ce soit pour le discours politique et artistique ou la liberté d’exercice de la religion. Dans ce chapitre révisé, McCook présente des aspects de la philosophie américaine des bibliothèques publiques qui s’ordonne naturellement sur les enjeux éthiques du concept des droits humains en lien avec l’approche par les capacités humaines. Elle observe que le discours sur les services des bibliothèques publiques depuis leur naissance au XIXe siècle, s’est généralement inscrit dans un courant de pensée progressiste. Et tout en reconnaissant que les bibliothèques publiques américaines offrent déjà des services orientés sur les droits humains, la relation entre ce que font les bibliothécaires sur le terrain et ce discours n’a pas été encore tout à fait explicité : « le travail des bibliothécaires américains a évolué d’une manière qui intègre les valeurs et les préceptes des droits humains sans avoir généralement utilisé le langage qui caractérise les finalités philosophiques et éthiques des droits humains et du développement humain. » (McCook, 2011, 339) En effet, le rôle social des bibliothèques s’est significativement élargi après la guerre en incorporant des enjeux éthiques qui débordent largement la question de la liberté d’expression, si bien que l’on peut penser que l’avènement de la société du savoir, et plus généralement celle d’une société plus juste, font partie désormais partie des responsabilités du monde des bibliothèques. Dans ce contexte, le cadre éthique décrit apparaît non seulement en phase avec la praxis dans les bibliothèques, mais il contribuerait à la légitimer et la renforcer. La contribution de McCook consiste ensuite à identifier les instruments (déclarations et proclamations sur les droits sociaux, économiques et culturels) qui fondent le discours sur les droits humains en indiquant comment les bibliothèques publiques américaines peuvent y recourir pour décrire leur travail « dans un langage qui nous permet de revendiquer notre place parmi les nations. » (McCook, 2011, 341, ma traduction). Cette démarche nous concerne car nous partageons au Québec et au Canada ces instruments qui découlent d’organisations internationales et nous avons aussi une place à revendiquer parmi les nations. À cet égard, McCook propose d’explorer trois secteurs du service en bibliothèques publiques dont la portée sociale et culturelle est mise en valeur par l’intégration des concepts de droits humains: 1. L’accès au savoir est fondamental pour le développement humain. (L’article 19 de la Déclaration universelle des droits humains et les Objectifs du Millénaire). 2. La bibliothèque publique est une force vivante de la culture. (L’article 27 de la Déclaration universelle des droits humains et le Manifeste de l’UNESCO sur les bibliothèques publiques). 3. Le multiculturalisme, l’accueil des nouveaux arrivants, les relations interculturelles. (Le manifeste multiculturel de la Fédération Internationale des associations de bibliothécaires (IFLA)). En d’autre termes, il est possible d’argumenter que la base de l’engagement de bibliothécaires à l’égard des droits humains et du développement humain se trouvent « enraciné[s] » dans divers textes comme le texte de la Déclaration universelle des droits humains, dans les Objectifs du Millénaire pour le développement, et dans d’autres proclamations internationales et déclarations sur les peuples, les régions, les situations et les droits spécifiques. Ceci étant dit, lorsque l’on se réfère au contenu des textes de Martha Nussbaum, qu’on ne saurait jamais assez recommander (Capabilités : Comment créer les conditions d’un monde plus juste, Flammarion 2012), on pourrait reprocher à McCook de ne pas avoir étendu le renouveau du programme éthique de la bibliothèque en incluant des capacités énoncées par Nussbaum qui font partie, de façon largement consensuel aujourd’hui, des modèles actuels. On pense, entre autres, à la « capacité d’association » telle que définie par Nussbaum et qui se superpose à la finalité des tiers lieux : L’affiliation. (A) Être capable de vivre avec et pour les autres, de reconnaître et d’être attentif à d’autres êtres humains, de prendre part à différents types d’interactions sociales ; être capable d’imaginer la situation d’autrui. (Protéger cette capabilité signifie protéger des institutions qui constituent et nourrissent de telles formes d’affiliation, et aussi protéger la liberté d’assemblée et de discours politique.) (Nussbaum, 2012, 56) Le discours sur les tiers lieux et leur contribution à l’émergence de la sphère publique que nous avons évoqué plus tôt établit cette relation que l’on pourrait désigner à notre tour en ces termes : 4. La bibliothèque est un lieu créateur de mondes communs (Les articles 20 et 29 de la Déclaration universelle des droits humains). Quoiqu’il en soit, l’exercice mené par McCook est considérable et sa portée, absolument capitale. Un investissement équivalent mériterait d’être repris au Québec et au Canada. Il s’agirait alors de repérer les textes significatifs associés à la fondation de la bibliothèque publique sous ces latitudes et d’y déceler, ou non, des parentés et des convergences avec les déclarations et les proclamations sur les droits sociaux, économiques et culturels dans le but de « nous aider à visualiser la structure qui soutient notre travail en tant que bibliothécaires engagés à soutenir, reconnaître, et informer ces droits ». (McCook, 2011, 341) Nous, gens des bibliothèques publiques au Québec, pouvons déjà revendiquer l’existence de certains documents tels que la Charte des droits du lecteurs de la Corporation des bibliothécaires qui vont dans le sens de l’article 19 de la Déclaration des droits humains. L’Agenda 21C est aussi un outil puissant pour guider les finalités humaines de la bibliothèque publique aujourd’hui à travers son projet de développement social et culturel. Dans le contexte actuel, on pourrait penser que cette réflexion sur l’avenir des bibliothèques à travers la perspective des droits humains est, quoique sensible, bien trop générale, et ce faisant trop distante, comme tout ce qui se présente comme « globale », pour avoir un impact sur le travail des bibliothécaires en première ligne. Pourtant, il faut envisager que cette conscience des droits humains est destinée à faire une différence significative « dans les plus petites places ». À la manière d’Eleonore Roosevelt, demandons-nous : Quelle valeur peuvent avoir les droits humains si nous ne pouvons les cultiver dans les plus petites places? Or, peut-être bien qu’entre toutes ces places, la bibliothèque du quartier, sous la forme d’un tiers lieu, est cette petite place apte à réunir les conditions favorables au développement des capabilités et des droits humains. C’est cette citation d’Eleonore Roosevelt qui ouvre le chapitre final du manuel de McCook (2011) dont il est question ici (ma traduction): Où commencent après tout, les droits humains universels? Dans de petites places, près de la maison – si proche et si petites qu’elles ne peuvent pas être vues sur aucune carte du monde. Pourtant, elles sont le monde d’une personne; le quartier où il vit; l’école ou l’université qu’il fréquente; l’usine, la ferme ou le bureau où il travaille. De telles places sont les lieux où chaque homme, femme et enfant recherche une justice égale, l’égalité des chances, une dignité égale sans discrimination. Si ces droits n’ont pas de sens dans ces lieux, ils auront peu de sens ailleurs. Sans une action concertée des citoyens à les faire respecter près de chez nous, nous chercherons en vain les traces du progrès dans le reste du monde. (Eleanor Roosevelt, remarks at the United Nations, 27 mars, 1953). Je vous pris d’agréer, en mon nom personnel, l’expression de mes salutations les plus respectueuses, Marie D. Martel, bibliothécaire, M.Sc, Ph.D, 723 Davaar, Outremont Québec mariedmartel@gmail.com Mon affiliation professionnelle : Conseillère, Programme RAC Direction Culture et Patrimoine, Ville de Montréal